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Même s’il ne faut pas oublier que tous les métiers ne sont pas télétravaillables, cette nouvelle pratique particulièrement installée dans le secteur tertiaire et ses métiers “de bureau” interroge précisément le rôle de l’espace de travail -le bureau- dans la vie sociale du travailleur. Nous débattions à l’occasion du SIMI 2022 de cette question “Le bureau est-il le nouveau Facebook ?”, autrement dit : s’il n’a (presque) plus d’utilité opérationnelle, peut-on sauver “le soldat bureau” en lui trouvant d’autres fonctions qui justifieraient sa préservation…?
Accordons-nous sur l’utilisation du mot “bureau” dans les réflexions qui suivent : le bureau est le lieu où s’effectue, généralement à des horaires déterminés, un travail régulier rétribué, plutôt de nature intellectuelle (par opposition ici à l’usine). Ainsi le bureau est-il de facto un lieu de rencontre et d’altérité réunissant des hommes et des femmes autour d’un projet commun. Est-ce pour autant un vecteur de lien social ?
Une fois n’est pas coutume, référons-nous à Emile Durkheim pour y puiser quelques éléments de réponse. Selon lui[2], notre société “tient” grâce au ciment qu’est la solidarité. La solidarité (notamment la “solidarité organique”) est un vecteur de cohésion sociale par la complémentarité des activités et des fonctions des individus. Au sein de nos sociétés marquées par une division du travail notoire, on peut ainsi extrapoler que cette solidarité se joue (ou en tout cas doive se jouer) au sein des collectifs de travail, et donc par extension au sein des bureaux des entreprises.
Néanmoins, gardons à l’esprit que l’objet “bureau” (et tous les services, animations ou aménagements ludiques qui le caractérisent) n’est que le reflet d’une organisation, de rapports hiérarchiques et humains, d’un système managérial propre à l’entreprise. Le plus grand danger serait peut-être que le bureau n’incarne pas, voire contredise, les rapports sociaux réellement à l’œuvre dans l’entreprise. On pourrait par exemple imaginer une entreprise qui organise tournois de babyfoot, apéros et goûters crêpes, alors même que les managers contrôlent minutieusement les temps de travail en pointant les heures d’arrivée et de départ… rings a bell ?
Une autre approche, plus systémique, vise à considérer la valeur d’usage d’un bâtiment tertiaire. Qu’entend-on par valeur d’usage ? C’est l’ensemble des qualités fonctionnelles répondant aux critères et besoins propres à chaque entreprise. Elles peuvent concerner le confort intérieur, l’accessibilité, la connectivité, les services, l’esthétisme, l’ergonomie…
La valeur d’usage a ainsi pour objectif la prise en compte du bien-être des occupants de l’immeuble. On comprend ainsi que sa prise en compte a vocation à mobiliser des enjeux RH et opérationnels dépassant de loin la dimension immobilière stricto sensu. Le.la Directeur.rice de l’Immobilier voit ici son rôle étendu et densifié, le bureau s’impose comme un levier d’attractivité et de rétention des talents !
Au passage… concernant la mesure et par extension la valorisation de cette valeur, il nous semble qu’il faudrait ici s’extraire de l’idée conventionnelle que l’engagement environnemental ou social dégrade la performance économique et financière d’un actif. Il est d’ailleurs plutôt intuitif de considérer qu’un immeuble vertueux est de fait plus pérenne, plus durable, car mieux “encastré” dans son environnement ; et donc qu’il devrait a priori être aussi plus résilient en termes de valeur et de loyer.
Appréhender la valeur d’usage d’un immeuble sous l’angle de la mixité des fonctions tout au long de la journée/de la semaine peut même être un levier d’amélioration de la valeur de l’actif. Rapide exemple : l’intensification des flux sur des temps plus longs permettrait naturellement d’accroître la performance des commerces de pieds d’immeubles et donc leurs loyers.
Nous ne pouvons poursuivre ces réflexions sans évoquer les enjeux environnementaux et énergétiques propres aux immeubles de bureaux et les opportunités que leur prise en compte a ouvert en termes de valorisation extra-financière des actifs immobiliers. Nous (collectivement) avons essuyé bien des plâtres pour arriver aujourd’hui à un consensus salutaire en matière de mesure de l’impact environnemental, consensus illustré par le déploiement de labels désormais largement adoptés par les foncières (HQE, BREEAM, LEED pour la performance des nouveaux immeubles, et leurs cousins HQE Exploitation, BREEAM in use ou ISO 50001 pour leurs performances en matière de consommation énergétique). Last but not least, la mise en application en France du décret tertiaire[3] incite fortement à adopter une logique bas-carbone : au-delà des amendes, une mauvaise notation induira nécessairement une décote de la valeur verte du bien immobilier, et donc une moindre attractivité auprès des investisseurs, CQFD…
Encore plus marquant, depuis plusieurs années ces réflexes s’étendent au-delà des fonds ISR[4]: l’incitation à l’engagement environnemental s’ancre dans les logiques d’investissements et incitent les entreprises à se positionner favorablement pour améliorer leur performance boursière et/ou pour obtenir des prêts plus avantageux (voir l’effet “greenmium” des green bonds par exemple).
Nous voguons ainsi tranquillement vers l’océan bleu de la valorisation des actifs immobiliers : comment mesurer la valeur sociale d’un bureau ? Posée ainsi, la question peut sembler vertigineuse : de quoi parle-t-on lorsqu’on parle de valeur sociale ? Est-ce seulement possible d’identifier cette valeur pour ensuite la valoriser et pourquoi pas bientôt l’intégrer à l’évaluation des actifs immobiliers ?
Le sujet ne fait pas l’objet de beaucoup de recherche ou d’initiatives à notre connaissance et mériterait probablement que l’on y consacre un programme de recherche-action dédié (note pour plus tard !). D’ores et déjà, essayons de dresser quelques grands principes qui seront probablement autant de thèmes d’échange et de controverse !
Un impératif pour commencer : sur le modèle des “scope 1 2 3” désormais familiers en matière de bilan carbone, il sera indispensable d’envisager la valeur sociale d’un immeuble tertiaire, commercial ou d’activité depuis sa construction/ restructuration jusqu’à son exploitation.
Une conviction ensuite : le bureau comme objet d’impact social doit être pensé de manière holistique au sein d’un territoire dans lequel il s’inscrit (ou s’encastre comme l’aurait dit Karl Polyani), et au cœur d’un ensemble d’acteur.rices avec lequel.les il interagit.
… et si on réservait des bureaux ou des locaux d’activité à des acteurs agissant pour l’intérêt général (acteurs de l’Économie sociale et solidaire par exemple) ?
… et si on privilégiait l’accès aux entreprises engagées par exemple dans un processus de mission et de raison d’être en cohérence avec la préservation de l’environnement ?
… et si on favorisait le recours à des prestataires de service et d’entretien labellisés ESUS (entreprise solidaire d’utilité sociale) ou engagés en faveur de l’insertion (EI – Entreprise d’Insertion), ou encore issus du Secteur du Travail Protégé et Adapté (STPA) ?
… et si chaque projet immobilier faisait l’objet d’une délibération élargie avec les autres parties prenantes du territoire (chantier ouvert, occupation temporaire, concertations élargies, …) afin de répondre à d’éventuels besoins du territoire ?
… et si chaque projet faisait l’objet d’une étude chronotopique permettant d’identifier les opportunités en matière d’hybridation des usages, permettant ainsi leur mise à disposition pour des acteurs hors marché telles des associations ?
D’autant qu’une fois les critères définis, il faudra s’entendre sur les méthodes et outils communs pour les mesurer afin de partager des référentiels communs et lisibles par tous : propriétaires, occupants et investisseurs.
[1] 40 % des travailleurs pratiquent le télétravail au moins occasionnellement, et 33 % régulièrement (au moins un jour par semaine) contre seulement 7 % avant la crise sanitaire.
[2] Emile Durkheim – De la division du travail social – 1893
[3]Le décret tertiaire, paru en octobre 2019, oblige les bâtiments tertiaires, publics ou privés, de plus de 1 000 m² à réduire leur consommation d’énergie finale (par rapport à 2010) d’au moins 40% d’ici 2030, 50% d’ici 2040 et 60% d’ici 2050.
[4] Investissements Socialement Responsables
Aurélie Deudon est cofondatrice et Directrice Générale d’Ultra Laborans, agence de conseil engagée qui explore et accompagne les transformations du travail. Elle intervient particulièrement dans l’élaboration de stratégies d’engagement sociétal, l’émergence de projets d’innovation sociale et des réflexions liées à la Responsabilité Territoriale des entreprises (RTE).
Diplômée de Sciences Po Grenoble en 2011 et titulaire d’un Master 2 en Economie, Aurélie s’engage depuis 20 ans au sein de structures publiques ou privées, en faveur du développement de projets innovants, collaboratifs et à impact positif.
Des études économiques à l’entrepreneuriat, des nouvelles manières de travailler aux stratégies d’impact, son parcours professionnel s’est construit autour de la volonté de ré-enraciner les hommes et les organisations sur les territoires qu’ils habitent.
Convaincue que le territoire est l’échelon privilégié d’une reconversion écologique heureuse et inclusive, elle intervient depuis 10 ans pour un renouveau de la fabrique de la ville aux côtés ou au sein de grands acteurs de l’immobilier.